Grandeur et décadence du site industriel
Aux XVIIIe et XIXe siècles la sériciculture est très développée en Vivarais. Le ver à soie se nourrissant exclusivement de la feuille de murier, la culture de cet arbre se répand dans notre région car elle représente une source importante de revenus. On peut encore rencontrer dans nos campagnes quelques beaux spécimens témoins de cette époque révolue.
C’est ainsi que sont nées de nombreuses industries liées aux fils de soie dans la région d’Annonay : filature, moulinage, tissage, teinture.
La famille Glaizal, originaire de Vanosc, voulant développer son activité, installe vers 1860 une de ses usines sur le site du Moulin à Quintenas, sur la rive droite de la Cance.
Après les crues de la Cance qui ont ravagé le site en 1890, ce premier bâtiment, groupant production et habitations, est malheureusement détruit par deux incendies successifs (en 1895 et 1909).
L’usine située sur la commune de Quintenas est donc abandonnée et reconstruite sur la rive gauche, côté Vernosc, où existait déjà un petit atelier appartenant à la famille Glaizal.
Seule la maison d’habitation, située à l’extrémité sud-est de l’usine, a été reconstruite et habitée par les ouvriers de l’entreprise jusqu’à la fin des années 1960. On appellera désormais ce site “Le Brûlé”.
Aujourd’hui les deux usines et les maisons d’habitations sont en ruines. Il n’y a plus d’activité industrielle sur le site. Une micro-centrale hydro-électrique a été installée plus bas sur la rivière et une ou deux maisons ouvrières ont été restaurées.
Heureusement, le pont suspendu, classé Monument Historique depuis 1982 et restauré en 2013, nous donne accès à l’ensemble de ce site chargé d’histoire. Le lien entre Quintenas et Vernosc qui ont partagé ce poumon de l’économie locale n’est ainsi pas rompu.
Les fondateurs
Ferdinand Glaizal implante une usine sur le site du Moulin, commune de Quintenas, vers 1860. Originaire de Vanosc, il est le fils d’Étienne, moulinier en soie et maire de cette commune. Son fils Adrien deviendra lui aussi exploitant au Moulin.
Mais c’est le fils d’Adrien, Émile Glaizal (1890-1950), qui passera à la postérité. Il sera le fondateur du groupe Tissages de Soieries Réunis (dits T.S.R.), Maire de Satillieu et Conseiller Général.
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Il passa son enfance au Moulin jusqu’au moment où il fut envoyé au Lycée de Tournon ; il dut y interrompre des études qui s’annonçaient brillantes vers l’âge de 15 ans, où il prit en mains avec sa grand-mère, « la bonne grand-mère du Moulin » (son grand-père M. Ferdinand Glaizal venant de mourir) l’usine de Vernosc ; ce fut pour lui un apprentissage rapide et qu’il jugea passionnant. Cette vie à la campagne, et notamment ses parties de chasse avec un brave paysan sans doute un peu braconnier, lui avaient laissé des souvenirs qu’il se plaisait beaucoup à évoquer.
Extrait du livre de Michel Faure “Un Clocher… Une Histoire”
Dans la première moitié du XXe siècle la famille Glaizal possède de nombreuses usines, ayant toutes des activités liées au fil de soie, au début, et ensuite aux fils artificiels et synthétiques : filature, moulinage, tissage, teinture et même confection de lingerie sous la marque Hélios. Le groupe T.S.R. fait vivre plus de 2 000 salariés, en partie dans la région d’Annonay.
Usines et bureaux T.S.R. : Paris (Commercial, département Hélios) – Lyon (siège social) – Villeurbanne (confection et comptabilité) – Annonay (Direction industrielle, moulinage, confection aux Falcons, teinture à Fontanes) – Satillieu (tissage, tricotage indémaillable) – Ganges (filature, tricotage de bas et confection) – Vals-les-Bains (moulinage) – Grand-Croix (moulinage et confection) – La Terrasse-sur-Dorlay (moulinage) – le Moulin-sur-Cance à Vernosc (moulinage).
La dernière usine créée par le groupe T.S.R. sera l’usine de Munas, implantée sur les communes d’Ardoix et de Quintenas. Elle portera le nom de Émile Glaizal, et sera inaugurée le 21 septembre 1963.
Dans les années 1970, le premier choc pétrolier met en difficulté le groupe T.S.R. ; des usines ferment et l’ensemble est repris par le Groupe Chargeurs, qui lui-même se désengage et vend son activité à Chamatex en 1992.
Activité de l’usine du Moulin-sur-Cance
L’usine du Moulin-sur-Cance est aussi appelée usine de la Roche à cause de sa proximité avec le site de la Roche Péréandre.
Son activité est essentiellement le moulinage qui se situe entre la filature et le tissage. L’action de mouliner le fil est l’opération ayant pour but de donner au fil de soie, ou à d’autres fils, la torsion nécessaire. Le fil est ensuite enroulé sur les bobines, prêt pour le tissage. Le fil arrive de la filature en écheveaux et repart pour le tissage en bobines.
Ces usines de moulinage sont de longues bâtisses situées en fond de vallée, près des cours d’eau. Le bâtiment du Moulin ne déroge pas à cette règle. La rivière est indispensable, une jetée d’où part un canal, créée en amont de celle-ci, permet à deux turbines de fournir l’énergie nécessaire au fonctionnement de l’usine, l’une côté Quintenas, l’autre côté Vernosc.
À sa création l’activité de l’usine du Moulin est essentiellement le moulinage de la soie. Elle sera peu à peu remplacée par les fils artificiels tels que la viscose ou l’acétate jusqu’à l’apparition des fils synthétiques, le polyamide (nylon) et le polyester (Tergal™, Rilsan™).
De 1911 à 1930 l’usine n’appartient plus à la famille Glaizal, elle est vendue à un Lyonnais, M. Andrie. En 1928 elle est dirigée par M. Auguste Riboud. On compte alors 90 métiers à tisser et 12 moulins, on y travaille la soie naturelle, le crêpe de Chine, la mousseline. Parmi les 70 salariés, les femmes sont en majorité. L’usine emploie de nombreux Arméniens ayant fui le génocide de 1915. Elle est rachetée par Émile Glaizal en 1931.
« Après la création, en 1919, d’une première société “Etablissements Émile Glaizal”, se créa la société “Tissages Réunis”, avec naissance d’un fonds de commerce à Lyon, 125 rue Vendôme, qui devint le 9 janvier 1921 “Tissages de Soieries Réunis”.
« …Après le rachat de l’usine par Émile Glaizal, les métiers furent remplacés par des moulins, dont le total devait atteindre 7.000 fuseaux. À partir de cette période, ce fut le règne de la soie artificielle jusqu’à l’apparition du nylon. Bien avant la dernière guerre, la préparation des fils (viscose et acétate) pour le tissage du “Murella” représenta la plus grande partie de l’activité de l’usine, et continua jusqu’au nylon. Pendant la guerre, il y eu aussi, pour remplacer la laine “naturelle”, la fabrication de “laine viscose” suivant le procédé “Helanca”, brevet T.S.R.
Ce procédé fut repris vers 1950 en l’appliquant au nylon, ensuite au Rilsan, au Tergal… Après des essais effectués tant à la Roche qu’au laboratoire T.S.R. d’Annonay, la “mousse nylon” fut mise au point, et notre usine de Vernosc fut bientôt entièrement convertie dans cette fabrication qui servait en bonneterie (chaussettes, bas). »
Extraits du livre de Michel Faure “Un Clocher… Une Histoire”
L’usine fermera définitivement ses portes en 1963, les ouvriers seront tous intégrés dans les autres usines du groupe T.S.R. de la région d’Annonay. Jusqu’en 1970 elle servira d’entrepôts.
Chronologie simplifiée |
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VIIIe siècle | Un moulin à grains existe déjà sur le site, au bord de la rivière ; il dépend du prieuré de Quintenas |
1860 | Ferdinand Glaizal installe un moulinage à soie sur la rive droite de la Cance, sur la commune de Quintenas |
1863 | Construction d’une passerelle selon la technique Marc Seguin pour traverser la Cance Le moulin à farine fonctionne toujours, il appartient à M. Antoine Léorat |
1880 | Construction d’une chapelle dans le hameau situé sur la commune de Vernosc |
1888 | Dernière mention d’un meunier au Moulin de Quintenas, M. Jean-François Veyre |
1890 (23 septembre) | Crues importantes de la Cance |
1895 (20 août) | 1er incendie du moulinage sur la rive droite |
1900 | Construction d’une route sur la rive gauche de la Cance |
1904 | Construction de bâtiments industriels sur la rive vernoscoise |
1909 (22 septembre) | 2ème incendie de l’usine située sur la rive quintenassienne – Fin du moulinage de la soie remplacée par les fils artificiels |
1911 | Vente de l’usine à un groupe lyonnais consécutive au décès de la veuve de Ferdinand Glaizal |
1928 | 70 salariés à l’usine du Moulin-sur-Cance |
1931 | Rachat de l’usine par Émile Glaizal |
1938 | Moulinage des premières fibres synthétiques, le polyamide (nylon) |
vers 1949-1950 | Incendie du pont |
1963 | Fermeture de l’usine et transfert des activités à Munas, sur les communes d’Ardoix et Quintenas |
Fin des années 1970 | Reprise de T.S.R. par le groupe Chargeurs – Plus de gardiennage sur le site du Moulin |
1992 | Cession des usines du groupe Chargeurs à Chamatex |
2013 | Reconstruction à l’identique du pont sur la Cance, classé Monument Historique en 1983 |
La vie au Moulin
Tout à côté de l’usine des logements sociaux sont installés, construits pour les ouvriers. Ces derniers sont hébergés, éclairés et chauffés par la Direction de l’usine.
C’est dans la maison d’habitation attenante à l’ancienne usine brûlée, en étage, que se trouvaient encore, au début du XXe siècle, le dortoir et le réfectoire pour les jeunes filles “chaperonnées” par des religieuses.
Le moulin à grains, dont l’activité a cessé à la fin du XIXe siècle, est transformé en maison d’habitation. À l’intérieur de ce bâtiment, une pièce est aménagée en cantine pour les ouvriers.
Une petite chapelle est construite vers 1880 côté Vernosc ; Émile Glaizal la fait restaurer dans les années 1930. La messe y est dite régulièrement et des baptêmes y sont célébrés. Le hameau du Moulin représente alors près d’une centaine d’habitants. L’abbé Toussaint Rama, natif de Quintenas, s’installe en 1932 comme aumônier du personnel des usines Glaizal. Au décès de celui-ci, en 1939, c’est l’abbé Munier, professeur au collège d’Annonay, qui en assurera l’aumônerie puis le curé de Talencieux de 1949 à 1961, suivi par l’abbé Malsert jusqu’en 1963.
En 1972, la société T.S.R. loue la chapelle à un artisan qui y crée un atelier de pièces en stratifié. On ne peut que regretter que la chapelle, actuellement en ruines, ait eu une si triste fin.
Les employés de l’usine du Moulin
Les témoignages
Pendant toutes les années d’activité de l’usine du Moulin-sur-Cance, les liens tissés entre les Quintenassiens et les Vernoscois ont été très forts. On compte même une vingtaine de couples d’employés du Moulin qui se sont formés.
Jean Béolet
Mes parents habitaient le Brûlé, côté rive de la Cance sur Quintenas. Les logements, l’électricité et le chauffage étaient gratuits. Chacun disposait d’un petit jardin.
Le car Joffre venait chercher gratuitement les ouvriers pour aller au marché tous les samedis.
Les boulangers, Rival et Perrier, venaient une à deux fois par semaine avec le cheval.
Le curé Rama était chapelain et habitait sur place. Il était rémunéré par l’Etat et l’usine. Il montait à pied aider le curé de Quintenas.
La rivière changeait de couleur à cause des teintures des tanneries.
Beaucoup d’Arméniens travaillaient à l’usine. Je me souviens d’un mariage avec un Pope.
Les Directeurs de l’usine furent MM. Ducros et Reynaud (sa famille habite Roiffieux).
Marcel Chirol
J’ai travaillé au moulinage dans l’usine Glaizal (soixante-dix personnes environ), c’était un travail pénible (dix moulins). Je travaillais de nuit et étais tout seul pour surveiller les moulins et les deux turbines.
Je me souviens que le côté de Quintenas s’appelait “le Brûlé” et le côté de Vernosc “le Grillé”.
Les personnes qui travaillaient et ne logeaient pas sur place arrivaient à pied. Ils étaient tous apparentés, l’ambiance était bonne (jeux de boules, soirée avec saucisson, omelette, fromage…).
Les conscrits des deux communes “chantaient le mai” ensemble. Les enfants allaient à l’école à Vernosc. Le pont liait les deux villages. Puis il y a eu l’arrêt de l’usine, le feu et le pont instable…
Joseph Fanget
J’ai travaillé à l’usine du Moulin de 1937 à 1963. Je logeais au Brûlé. J’étais célibataire, ensuite je me suis marié sur la commune de Quintenas.
J’étais veilleur de nuit puis, après un passage chez Besset, carrossier, je suis revenu à l’usine à l’entretien. Durant l’Occupation l’usine a continué de tourner. J’ai travaillé aux Falcons où on traitait des peaux de mouton en provenance de Norvège, puis je suis retourné dans l’entreprise à l’entretien.
Le Moulin avait des machines sur trois niveaux, plus des dévidoirs et les bobinoirs. C’était surtout un travail pour les femmes.
Les deux turbines, alimentées par la Cance, étaient reliées l’une à l’autre.
Les matières premières arrivaient en caisses de bois (travail des magasiniers) et repartaient par camions. Ces matières étaient la soie et le synthétique, du fil 21 (mélange de soie naturelle et artificielle).
Le travail en journée était de 7h à 12h et de 14h à 18h. Pendant la pause repas, un réfectoire était à disposition pour ceux qui n’étaient pas logés sur place. Plus tard les cadences ont changé en 2×8 et 3×8. Au début de ma carrière j’étais payé 4,50 F/l’heure. Certaines personnes venaient à la semaine comme M. Chaléat, le menuisier, et M. Giraud ; elles étaient logées du lundi au vendredi à l’usine.
J’ai été envoyé par T.S.R. pour monter une usine au Maroc (Bensilman), dans les terres près de Casablanca. Les machines ont été créées au quartier de Fontanes puis expédiées par bateau au Maroc.
L’usine s’est arrêtée en 1963, puis le site est devenu un dépôt de matériel.
Henri Grenouillat
Henri, dit Ricou, habite Vernosc et a une sœur jumelle. Il a 13 ans lorsque son père lui demande : « Comment envisages-tu ton avenir ? ».
Henri lui répond qu’il n’aime pas l’école et qu’il veut travailler. Le lendemain, 15 août 1933, son père rencontre Monsieur Dufaud, le directeur des Établissements Glaizal du Moulin-sur-Cance et lui demande s’il peut prendre ses enfants dans l’entreprise. La réponse est favorable et, le 16 août 1933, Henri et sa sœur sont embauchés à l’usine de moulinage près de la rivière.
La sœur d’Henri travaille dans les “banques” où elle dévide les “flottes” (fils en écheveaux) installées sur les “tavels” qui tournent, puis le fil s’embobine sur les “roquets”.
Henri travaille de 1933 à 1939 au moulinage. Il récupère les “roquets”, les place sur sa machine de moulinage qui, suivant un certain mécanisme, tourne plusieurs fils en même temps en torsion afin de ne former plus qu’un un fil plus épais et solide sur un cône. Les cônes sont ensuite envoyés dans les usines de tissage pour fabriquer des chaînes de fils.
L’usine se trouve du côté de Vernosc, mais la grosse turbine principale est de l’autre côté de la rivière, côté Quintenas. Côté Vernosc, une petite turbine alimentée par un petit canal sert à produire de l’électricité pour l’éclairage de l’usine. L’eau de ce canal remonte en haut sur la levée et rejoint le grand canal qui alimente la grosse turbine et fait fonctionner les moteurs de l’usine.
En 1939, lorsque la guerre est déclarée, l’usine ferme pendant plusieurs jours. Lors de sa reprise de travail, Henri est réquisitionné pour remplacer le facteur de Vernosc, tâche qu’il accomplit pendant 2 ans. En 1941, il part pendant 7 mois sur les chantiers de jeunesse à Rumilly, en Haute-Savoie, puis il reprend le travail au Moulin-sur-Cance jusqu’en 1943.
Comme la France est toujours sous occupation allemande, en mars 1943, Henri est mobilisé pour remplacer les prisonniers en S.T.O (Service du Travail Obligatoire), la milice lui remet ses papiers dans l’usine avec un délai de deux jours pour partir. Les miliciens se trouvent devant sa porte juste avant son départ. Envoyé pendant 24 mois en Pologne, il est libéré par l’Armée Rouge. De retour en 1945, il retrouve avec un grand enthousiasme et une immense joie son entreprise, la rivière Cance avec ses poissons qu’il a plaisir à pêcher et le pont suspendu qui est resté intact.
Henri est resté dans l’entreprise Glaizal de 1945 à 1947, puis il est devenu garde champêtre à Vernosc.
M. Peretto
L’eau était poissonneuse.
On pêchait pendant la pause de midi, à la main, à la fourchette : anguilles, vairons, truites, goujons, barbots, tanches, chevaines, loches….
M. et Mme Mosnier
Ils sont un des couples qui se sont rencontrés à l’usine (une vingtaine). Mme Mosnier est née au Moulin, elle a été baptisée dans la chapelle.
À 14 ans elle a été embauchée comme ouvrière.
M. et Mme Mosnier ont été employés à l’usine jusqu’à sa fermeture en 1963.
L’abbé Rama
En 1932, à 77 ans, il s’installa comme aumônier du personnel des Usines Glaizal (tissage), au Moulin de Quintenas, dans les gorges de la Cance : un petit coin tranquille, à proximité de sa paroisse natale. Il y demeura exactement 11 ans, assurant à cette petite population la messe quotidienne et les services religieux. Il eut quelques déceptions. Ses paroissiens, la plupart d’origine arménienne, le déroutaient : catholiques en principe, mais sans en être bien sûrs, ne sachant pas bien s’ils étaient baptisés, s’ils étaient mariés… Cela lui déplaisait. Il les appelait – allusion biblique peut-être injuste – ses « Amalécites ». Il a certainement souffert, en silence, pendant tout ce temps, dans cette sinécure qu’il avait voulue : le ministère paroissial lui manquait, bien qu’il fît, à l’occasion, des remplacements dans les paroisses voisines.
Sa vieille servante bossue, Eugénie, qu’on appelait « La Génie », qui l’avait suivi pendant 40 ans, étant décédée en 1939, il se refusa à la remplacer, et préféra rester seul dans son ermitage. Alimenté par son proche voisin, le directeur de l’usine, il s’était adapté, continuant à tenir lui-même son petit intérieur dans un ordre parfait. Toujours aussi alerte malgré ses 88 ans, il allait un peu plus souvent passer la journée dans sa maison natale à Quintenas, à 3 bons kilomètres par un sentier assez escarpé. Quelques jours avant de tomber malade, il se plaisait à répéter pour la millième fois qu’il n’avait jamais été malade, et que sa seule infirmité c’étaient des cors aux pieds… Il n’exagérait rien, car ses jambes avaient gardé leur vigueur, et il avait conservé ses yeux, ses oreilles et sa voix de ses 20 ans.
Souvenirs d’Auguste Rama
Mmes Chaboud, Chirol, Grenier, Micoulet, Palisse et Rousson
Elles descendaient travailler à pied par tous les temps, en sabots puis en galoches, en partant du village de Quintenas. Plus tard elles ont utilisé des vélos. Ceux-ci étaient entreposés près de la ferme de Lachaux.
On les appelait les fabriqueuses. Elles travaillaient 9h par jour (45h par semaine) plus les heures supplémentaires. Elles travaillaient à la journée, avec une coupure pour le déjeuner pris dans le réfectoire. Si le temps le permettait elles se retrouvaient au bord de l’eau.
Lorsque le travail est passé en 2×8 ou 3×8 tout a changé, le travail, l’ambiance. Elles travaillaient en blouse, sinon elles avaient leurs tenues personnelles.
La matière première arrivait par camion sous forme d’écheveaux, passait ensuite sur la tavelle puis au bobinage, au moulinage ou doublage et repartait par camion vers les tissages de T.S.R. Les teintes du fil étaient blanches, écrues et pastels.
Mme Daudricourt
J’ai travaillé pendant 9 ans au Moulin-sur-Cance. J’y suis entrée à l’âge de 14 ans au lieu de 15 car j’ai bénéficié d’une dérogation parce-que j’étais titulaire du certificat d’études.
Je me suis constitué un réseau d’amies, résidant à Quintenas et venant travailler au Moulin, amies que je continue de fréquenter.
L’hiver, pendant le temps de pause, nous nous dépêchions de manger pour pouvoir jouer à la belote.
L’été, on pique-niquait puis on se baignait dans la rivière. Comme nous n’avions pas de montre pour nous indiquer l’heure de reprise du travail, on posait un repère au sol pour marquer la position du soleil afin que le lendemain nous sachions quand quitter le bord de la rivière. Hélas le lendemain le repère avait disparu…
Maguy Bayon
Je suis née au Moulin-sur-Cance et j’ai été baptisée dans la chapelle. À cette époque on naissait à la maison, les voisines aidaient à l’accouchement.
Mon père nettoyait le canal, il travaillait la nuit. Ma mère ne travaillait pas à l’usine, elle élevait des chèvres.
Nous n’avions pas d’eau sur l’évier, la lessive se faisait au lavoir, parfois il y avait des disputes. On rinçait le linge de l’autre côté du pont où il y avait une source pour l’eau fraîche.
Il y avait une serre avec une orangeraie et une bananeraie.
Les enfants avaient un cadeau pour Noël, lors de la messe de minuit dans la chapelle.
La rivière servait de déchetterie, beaucoup de choses ont été jetées dans un gouffre.
Mme Balandraud
Je suis arrivée de Lyon en 1950. J’étais une citadine et j’ai été très surprise de voir les ouvrières porter des sabots ou des galoches. J’étais la seule à porter des chaussures.
J’ai apprécié la bonne ambiance et le fait d’être appelée par mon prénom. On ne gagnait rien mais l’humeur était rieuse. On faisait des blagues : l’une d’entre nous était très gourmande. Elle apportait des gâteaux à l’usine. Un jour nous les avons trouvés et tous mangés.
Quelques-uns ont même traversé l’atelier en patin à roulettes.
Marcel Camet
Marcel travaille dans l’entreprise Glaizal du Moulin-sur-Cance en 1970 pendant un an et demi environ. Son activité comprend le gardiennage et divers travaux, comme par exemple le déchargement, le matin, des camions de bobines de fils venant d’Annonay ou de Munas.
En janvier 1970 (hiver difficile avec 70 cm de neige) Marcel met, à pied, deux heures pour se rendre de Vernosc au Moulin. Il déneige le pont suspendu au-dessus de la rivière sans s’alarmer de la masse de neige qui pèse très lourd sur le pont, pouvant provoquer sa rupture à tout instant. Mais le pont du Moulin-sur-Cance résiste ; Monsieur Fanget, venant de Quintenas, peut à nouveau le franchir en moto. Quand arrive le printemps Marcel et Monsieur Fanget consolident le pont au-dessus de la Cance en remplaçant les planches défectueuses avec du bois d’acacia qu’ils trouvent sur place.
Lorsqu’il pleut trop, Marcel ouvre les vannes du canal pour que l’eau s’évacue dans la rivière.
« Je suis obligé de les ouvrir sinon, ça fait sauter le bazar ! »
Puis l’entreprise cesse son activité au Moulin et laisse, en dépôt, le matériel de moulinage (bobines de fils, etc…), des moteurs et, dans les garages, les voitures des patrons.
« Comme tout l’ensemble des bâtiments est vide, habitations et usine, je garde le site ! Et je monte les trois étages à cause du matériel qui se trouve en dépôt, pour éviter tout vandalisme et dégradation des lieux. »
Marcel est le dernier gardien du Moulin-sur-Cance, la rivière perd toute sa splendeur d’autrefois, polluée par certaines industries d’Annonay, puis le lieu devient fantôme malgré la beauté du paysage.