Tour de la place
Promenons-nous sur la place du Pontet à la fin du XIXe siècle. Grâce aux Souvenirs d’Auguste Rama, faisons connaissance avec les lieux et les habitants du quartier.
“La place du Pontet, à l’extrémité nord du village, est un large carrefour où convergent plusieurs routes et chemins, venant d’Annonay, de Seytenas et du Marthouret, du château du Peyron, d’Ardoix, du quartier du Pilliat, de Mont-Joux et de Saint-Romain d’Ay, de la Croix des Moines, sans oublier la rue principale qui traverse le village dans toute sa longueur, du nord au sud. Il y a là réunis, l’arbre de la Liberté, le lavoir, l’allée de marronniers, et la maison du notaire.
Il y a aussi, aux quatre coins du croisement des voies principales, quelques artisans et commerçants, figures sympathiques et originales, chacune à sa façon.”
Street View rétro
Cliquez sur une des images ci-dessous pour faire le tour du Pontet à la fin du XIXe.
Au nord
“Il y avait là Perriol, dit Pigeon. Sa femme tient le café qui se trouve à l’angle de la route d’Annonay. Elle n’a guère de clients que le dimanche, grâce aux jeux de boules de l’allée de marronniers, et lui, un peu sauvage par nature, passe sa matinée à cultiver son jardin, et l’après-midi dans son atelier de cordonnier, où on l’entend chanter, porte et fenêtre ouvertes.”
Au sud-est
“De l’autre côté, c’est le bureau de poste. Il était tenu, dans mon enfance, par une charmante personne, Mademoiselle Boyron, d’une quarantaine d’années, d’un physique agréable, pleine de vie et d’entrain, mais qui ne se trouvait pas dans son élément dans ce milieu campagnard, où il lui était difficile de se créer des relations suivies. De son bureau, elle avait entendu souvent des airs d’harmonium venant de notre maison, cela lui avait servi d’entrée en matière. Pour toutes sortes de raisons, elle venait rendre visite à notre mère, et, le dimanche, elle chantait avec mon frère Henri en s’accompagnant de l’harmonium, à défaut de piano. Elle était très gaie.
On avait su, par quelque confidence, qu’il y avait eu autrefois, dans sa vie de célibataire, un fiancé, qui avait fait son service dans la cavalerie, et que le beau dragon était mort des suites d’une chute de cheval.
Elle fréquentait aussi le notaire, Maître Defrance [voir plus bas son portrait], et sa famille. Relations suivies, ce milieu lui plaisait, mais elle ne pouvait en abuser. Un jour vint où le notaire prit un clerc : célibataire, beau garçon, élégant, manières distinguées. Lui aussi se trouvait en plein désert dans ce petit trou de Quintenas. Aussi il eut vite fait de repérer Mademoiselle Boyron, rendant visite à la receveuse à son guichet dans la journée, et chez elle, dans son petit salon, en dehors des heures de travail, si bien que bientôt tout le village fut au courant, mettant sur leur compte bien plus qu’il n’y avait dans la réalité. Tout le monde alors devint circonspect à l’égard de cette pauvre Mademoiselle Boyron, qui n’avait manqué que de prudence. Elle en fut très affectée, s’en plaignit amèrement à notre mère, et quelques mois plus tard demanda son déplacement.”
“Tout à côté du bureau de poste, c’est le père Bouchet, l’un des deux maréchaux-ferrants du village.
Il était le réveille-matin du quartier. Dès l’aube, en été, ses notes métalliques, aux cadences variées, tombaient dans le silence, tandis que les étincelles jaillissaient entre le marteau et l’enclume. Il se dégourdissait ainsi les membres, en attendant que les portes du café voisin fussent ouvertes.
On le voyait alors sortir de son antre : petite silhouette noire, coiffé d’un chapeau de feutre vaste comme un parapluie, sa pipe entre les dents, il se dirigeait à petits pas vers le café voisin où l’attendait, servi d’avance, son petit verre.
Il était déjà très vieux, mais tout le monde savait qu’il tiendrait le coup aussi longtemps que rien ne l’empêcherait de faire sa sortie matinale et sa petite visite à son voisin.”
Au sud-ouest
“Ce voisin, c’est Jules Guigal, dit Chanard, qui tient l’autre café, juste en face de son collègue Perriol. Il a aussi quelques parcelles de terre, mais il a plus de goût pour la chasse que pour la culture. Il fait partie de la fanfare, il est le boute-en-train apprécié des réunions de conscrits. Il vote « rouge », et il fait « voter rouge » (ce qui est le propre des cafetiers). Notre père et lui étaient néanmoins bons voisins, échangeant quelques mots à l’occasion. Mais notre père le redoutait un peu, ne se sentant pas de taille à répondre à ses plaisanteries.”
“Le notaire, Me Defrance, habitait la maison fortifiée dont l’enclos n’était séparé que par un petit chemin de la prairie de la Bardoine…
Sa chevelure abondante et grisonnante, partagée par une raie impeccable, sa barbe grise fournie, propre et bien lissée, qui s’échappait des deux cassés de son col, et s’étalait élégamment sur le plastron blanc de sa chemise, faisaient, avec son embonpoint déjà bien marqué, un ensemble plaisant et imposant.
Plaisant parce qu’il avait des yeux très beaux et bons, et qu’il était aussi souriant et jovial dans l’intimité qu’il était grave quand il parlait affaires.
Madame Defrance était aussi petite, maigre et sèche que lui était grassouillet et bedonnant. Ils n’eurent un fils que sur le tard, à la grande surprise de tout le monde.
En été, on le voyait chaque matin, vers sept heures, sur le seuil de son portail qui ouvrait sur la place du Pontet, tête nue, en manches de chemise ou en gilet. Là il humait longuement l’air, interrogeait les nuages, écoutait chanter les chardonnerets qui nichaient nombreux dans les marronniers de l’allée, et les moineaux qui pépiaient par centaines dans le peuplier de la Liberté qui dominait son portail – et cela en fumant sa longue pipe de terre blanche. Après quoi il rentrait à petits pas, l’esprit léger, pour aller revêtir sa jaquette et s’installer à son bureau.
Je l’ai connu dès ma petite enfance, et aussi plus tard, durant sa longue retraite. Il y avait chez eux une balançoire, des boules, des quilles. Bien entendu, avant d’aller leur rendre visite, nous avions reçu la consigne d’être très sages. Mais pour nous, M. et Mme Defrance étaient des personnages: nous n’avions pas l’idée de faire des sottises en leur présence.
Il était très à l’aise avec notre père, car il s’intéressait beaucoup à la culture de ses propriétés, qu’il confiait à des fermiers. Chasseur aussi à ses heures, il était lié d’amitié d’enfance avec notre oncle Belle de Sarras, avec qui il avait fait maintes parties de chasse mémorables. Quand il leur arrivait de se rencontrer à la maison, notre père excellait à leur faire raconter leurs exploits. C’était un régal pour nous de les voir tous deux se rappelant telle ou telle aventure, et il y en avait d’invraisemblables, mais vraies. Je vois encore ce brave M. Defrance, assis dans un fauteuil, les deux mains jointes sur son ventre bedonnant qui se soulevait au rythme de ses grands éclats de rire. Je vois ses mains blanches, potelées, sa grosse alliance à son annulaire gauche, et, à sa main droite, une magistrale chevalière en or. Le type parfait de l’extrême béatitude.”
“La rue qui traversait le village ne s’animait vraiment qu’au passage de la diligence du père Chalaye, qui faisait le service Annonay-Lamastre. Alors quatre facteurs – Quintenas, Ardoix, Saint-Jeure, Saint-Romain – se rendaient au bureau de poste pour faire le tri du courrier qu’elle venait d’apporter.
C’était aussi le moment où, les soins de la maison assurés, les ménagères se rendaient au lavoir public, en poussant devant elles une brouette chargée d’une corbeille de linge. Ce lavoir de la place du Pontet, le seul du village, avait du succès, avec l’allée de marronniers proche, tout indiqués pour recevoir les cordes d’étendage. Le choc des battoirs, les éclats de rire, les conversations véhémentes, quelquefois les invectives ou les injures, donnaient une animation spéciale à tout le quartier, et les étalages eux-mêmes de linges multicolores apportaient leur note de gaieté.”